"vers l'incalculable d'une autre pensée de la vie"

Month: October 2017

Le jeune Karl Marx

Yannick Gouchan
Le Jeune Karl Marx de Raoul Peck
Recension de film

Le film du réalisateur haïtien Raoul Peck est sorti sur les écrans français le 27 septembre 2017. Il avait été présenté en sélection officielle à la 67e Berlinale, hors compétition. Il s’agit d’une co-production allemande, française et belge, avec un scénario de Raoul Peck et Pascal Bonitzer. Le film en version originale est en trois langues, allemand, français et anglais, en fonction des lieux où se trouvent les protagonistes.

Travailler pour l’humanité, tel était le titre d’un scénario italien, signé par Silvia D’Amico et Rafael Guzman, qui devait aboutir à une biographie cinématographique de Marx, après la tentative d’Eisenstein d’adapter le Capital. Le rêve inachevé de Roberto Rossellini de réaliser ce film trouve enfin un accomplissement derrière la caméra d’un réalisateur haïtien, partagé entre le Congo où il a vécu et Berlin où il s’est formé, remarqué en 2016 avec I’m Not Your Negro sur la lutte pour les droits civiques, à travers la figure de James Baldwin.

Ce qui semble s’annoncer comme un biopic historique centré sur une des icônes, adorée ou décriée selon les époques et les aires idéologiques, de la pensée économique, politique et de la philosophie, entre la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe, constitue un exemple de démarche biographique sélective et ciblée, avec l’intention de dépoussiérer et de rendre actuelle – mais n’est-ce pas déjà une forme de simplification réductrice ? – l’image d’un personnage et de sa pensée. À commencer par un Marx qui porte une barbe brune de quelques centimètres seulement.

Le film de Peck consiste également à proposer deux biographies en même temps car, parallèlement au parcours de Marx, c’est l’éveil politique et l’engagement de Friedrich Engels qui constitue l’autre pôle. Entre la Rhénanie conservatrice des années 1840, le Paris des exilés et des socialistes proudhoniens, la Manchester parvenue à un premier apogée de sa puissance industrielle et de l’exploitation de la classe ouvrière qui en assure la survie, le Londres de la Ligue des Justes et la Bruxelles servant de refuge aux intellectuels bannis de France, c’est véritablement une effervescence, ponctuelle mais décisive, qui est analysée avec précision. La biographie n’élude en aucune façon les débats – longuement filmés – sur l’action à mener ni les dissensions au sein des partisans d’une même cause dont les moyens d’intervention pourtant finissent par diverger (par exemple la rupture avec Wilhelm Weitling). Un long-métrage de moins de deux heures ne peut affronter convenablement la complexité des confrontations entre Marx et ses contemporains, mais le film ne se contente pas de l’effleurer pour autant, il en restitue une version à la fois didactique et documentée, que certains jugeront sans doute caricaturale. Tout comme les images du générique de fin, maladroitement juxtaposées, avec pour intention de démontrer la postérité des idées de Marx dans un monde soumis à l’économie libérale. On passe alors de la biographie au mythe, mal digéré en voulant l’adapter à notre monde. À ce propos on a parlé, un peu trop sévèrement à notre avis, du « louable didactisme de cet europudding», dans les colonnes de Libération, le 27 septembre 2017.

L’acteur allemand August Diehl campe avec conviction un Karl Marx âgé de vingt-six ans au début du film, loin de l’image officielle de commandeur barbu représentée à l’envi, sur le point de s’exiler à Paris après que la police a tenté plusieurs fois de censurer le Rheinishe Zeitung à Cologne, dont il était rédacteur. Dans la capitale française où il réside avec son épouse – la sœur du futur ministre réactionnaire de Westphalie, Jenny von Westphalen, héritière d’une dynastie d’aristocrates, interprétée à l’écran par Vicky Krieps – Marx fait la rencontre de Engels, interprété par Stefan Konarske. Leur amitié et la complémentarité de leur collaboration intellectuelle constitue le cœur du film, peut-être même le vrai sujet du biopic.

Biographie intense et inspirée de la jeunesse d’un homme célèbre que l’histoire et ses représentations populaires et idéologiques ont partiellement dénaturé, mais également biographie d’un jeune héritier du monde capitaliste industriel britannique qui renie les valeurs de sa caste jusqu’à vivre avec une ancienne ouvrière de son père (Lizzie Burns, interprétée par Hannah Steele), le film est encore et surtout la biographie d’une pensée qui s’élabore difficilement durant cinq années cruciales qui aboutiront à la rédaction du “Manifeste du Parti Communisteˮ en 1847, à Londres, quelques mois avant l’effervescence européenne du Printemps des peuples, entre 1848 et 1849. Le Marx biographé à l’image n’est donc pas – encore – l’auteur du Capital, ni l’homme statufié sur les places des villes d’Europe de l’Est, mais un homme jeune convaincu de pouvoir et de devoir dépasser les idées anarchistes de Proudhon (interprété par un Olivier Gourmet soucieux de garder la distance nécessaire avec ce bouillonnant journaliste et philosophe allemand), tout en utilisant le relai de la Ligue des Justes qu’il contribue à réformer. Le parcours européen du jeune Karl Marx donne matière à une œuvre biographique qui oscille entre les données historiques fondamentales (par exemple l’attentat perpétré contre Frédéric-Guillaume IV de Prusse et l’article que Marx rédige immédiatement après, ce qui provoque, de manière concomitante, son expulsion de la France), les références circonstanciées à la culture de l’époque (on croise Proudhon, Wilhelm Weitling, Mikhaïl Bakounine, personnages volontairement minorés dans le scénario, et même Gustave Courbet dans son atelier) et les détails d’une micro-histoire domestique dont on saisit progressivement toute l’importance. En effet, la vie conjugale et la naissance de deux enfants, dans le film (alors que le couple aura sept enfants en tout, dont quatre mourront avant l’âge adulte), dans des conditions économiques précaires d’exilés, apportent une authenticité au récit et permet de ce fait d’échapper à une biographie intellectuelle stricte (ou pire, une biographie politique) qui aurait oublié que Marx était aussi un époux et un père de famille, avant de révolutionner les sciences économiques. La part fictionnelle, soutenue par des détails dont l’intention serait de garantir la “véritéˮ d’une vie, entretient l’attention du spectateur et fait office de “liantˮ en quelque sorte entre les grandes scènes de débat, de rédaction de textes, de confrontation d’idées et d’action militante. Ainsi, par exemple, les discussions privées entre époux, les responsabilités du père de famille, les nuits blanches parisiennes des deux amis, leur récupération le lendemain et le bol de soupe au petit déjeuner nourrissent-ils efficacement le récit.

Le segment chronologique correspondant aux quelques années qui séparent le départ de l’Allemagne (1843 et la collaboration parisienne aux Annales franco-allemandes) et la Révolution de 1848 fournit une matière suffisamment riche pour construire une belle biographie cinématographique dont un des enjeux réside dans la (re)découverte d’un Marx journaliste engagé, par le prisme de la genèse de sa pensée économique et politique, sans oublier le portrait complémentaire d’Engels qui entre dans sa vie en 1844. L’iconographie marxienne véhiculée depuis plus d’un siècle s’en trouve salutairement nuancée, grâce à une démarche qui prend soin de scruter de l’intérieur la nouveauté que pouvait constituer les idées d’émancipation du jeune Karl Marx, au sein d’une époque marquée par les combats contre un nouvel esclavage moderne du système industriel capitaliste. Le film de Peck n’est pas un exposé sur les débuts de la pensée marxiste – n’oublions pas qu’il s’agit de cinéma, pas d’un colloque d’historiens ou d’un congrès politique – mais la biographie d’un homme européen qui a pleinement incarné l’esprit de 1848.

Si Marx apparaît désormais, aussi, comme un jeune journaliste partagé entre la fougue émerveillée d’une pensée révolutionnaire en devenir, l’amitié nécessaire et sincère avec un aristocrate anglais d’origine allemande converti au communisme, et le quotidien d’une famille contrainte à se déplacer après chaque expulsion, n’est-ce pas en somme une intention biographique réussie, destinée non pas tant à réhabiliter une idéologie, largement dévoyée par ses thuriféraires, qu’à montrer la pertinence d’un discours et d’une attitude par le récit d’une vie, même sur quelques années ?

Upcoming: the First Conference of the Biography Society 19-21 Oct.2017

 

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The first Conference of the Biography Society, an interdisciplinary colloquium:

Affiche 4-Vérité d'une vie_HD

Programme:

Programme_la_verite_d_une_vie_HD_3

The Conference’s internet site :

Image credits: Basile Moulin

https://veritebio.sciencesconf.org/

direct link to the programme: 
https://veritebio.sciencesconf.org/data/pages/Programme_la_verite_d_une_vie_New_1909.pdf

 

Abstract:
Biography entertains a peculiar relationship to the notion of verity, by aiming far less at the Truth than at the fluctuating truths of unique individual lives. Indeed, in science and in the humanities alike, truth appears to us today as a construction, always conveyed by a discourse ; indeed, verity is an unattainable horizon, an object of desire that keeps receding on and on as we strive to get closer to it, but the very quest ceaselessly modifies the landscape of our knowledge. The recent development of ‘biofiction’ can be interpreted as a ‘biographisation’ of contemporary fiction, which characterises our time, and is comparable to the ‘novelisation’ of genres one century ago. This phenomenon is what Hans Renders, Binne de Haan et Jonne Harmsma investigate in The Biographical Turn : Lives in History (Routledge, 2016). In historiography and philosophy of history, Hayden White’s theses, especially in The Fiction of Narrative (Johns Hopkins University Press, 2010), like Ivan Jablonka’s in L’Histoire est une littérature contemporaine (Seuil, 2014), clearly pose the problem of the partly fictional, and in any case literary nature of historiography. Biography, commonly described as a hybrid genre, between history and literature (see Michael Benton, Towards a Poetics of Literary Biography, Palgrave Macmillan, 2015), is distinguished by a peculiar aesthetics; it is assessed (by readers, critics, and the juries of literary awards) by the double standard of the verity of the knowledge it conveys, and the quality of the style in which it expresses it. A biographer is expected, on the one hand, to administrate the proof of what she writes in her texts and paratexts, and, on the other hand, to do so while producing a text where the pleasure to read must satisfy the desire to know: where scientific quest and aesthetic experience cross-fertilize one another. The most interesting biographers are those for whom literary writing is not a mere form but their very method, the very path of their thinking towards a better understanding of their subject. Some are fascinated by the gradual metamorphoses their character goes through, others keep swinging backward and forward in the chronological unravelling of a life, unwilling to wrench their eyes from the accomplished historical personage. Mixing memory and desire, scientific truth and literary verity, biography is a peculiar field, a crossroads of humanities, where a significant turn is taking place. The biographic turn partakes of a reprise, a new start, a reorientation of writing and reading towards this verity, always surprising, of which we cannot but see that it is the text that our lives are made of. Contributions can propose theoretical reflexions on the notion of verity in biography, or case studies, interrogating for instance the political uses of biography to inflect the “truth” about a person in the eyes of the public, addressing methods of investigation and verification of the facts, or analysing literary, rhetorical, strategies of administration of the proof. They can also be studies of the paratexts (footnote, prefaces, postfaces, documentary appendixes, etc.), or of the iconographic illustrations, taking especially into account the impact of photography. Considerations on the cinema are also expected, investigating the special relationship of biographical films to historical truth. In the field of digital humanities, the truth effect of on-line biographical notices and dictionaries of biography, as well as the impact of digital tools on biographical research are a case in point. Papers should also address fictionalisation as a method of investigative construction to fill in the gaps of documentation. Proposals, in French or in English, with a provisional title, an abstract no longer than 100 words, and 5 key-words, should be sent before February 1st, 2017, to Pr Yannick Gouchan yannick.gouchan@univ-amu.fr and Pr Joanny Moulin joanny.moulin@univ-amu.fr.

Go directly to the Conference’s internet site :
https://veritebio.sciencesconf.org/

(Français)

Accèder au site internet du colloque :
https://veritebio.sciencesconf.org/
Appel à contributions

La biographie sollicite de façon singulière la notion de vérité, en poursuivant moins la vérité que de celles de vies individuelles toutes uniques. Certes, en lettres comme en sciences, toute vérité nous apparaît désormais comme une construction, toujours portée par un discours ; certes, la vérité n’est qu’un horizon inaccessible, un objet de désir qui se dérobe au fur et à mesure qu’on s’en approche, mais cette quête modifie sans cesse le paysage de notre connaissance. Le développement actuel de la « biofiction » peut s’interpréter comme une « biographisation » du roman contemporain, caractéristique de l’époque actuelle au même titre que la « romanisation » des genres au début siècle dernier. Ce phénomène est ce que Hans Renders, Binne de Haan et Jonne Harmsma nomment « le tournant biographique », dans The Biographical Turn : Lives in History (Routledge, 2016). En philosophie de l’histoire, les thèses de Hayden White, particulièrement dans son ouvrage le plus récent, The Fiction of Narrative (Johns Hopkins University Press, 2010), comme celles d’Ivan Jablonka dans L’Histoire est une littérature contemporaine (Seuil, 2014), posent clairement le problème de la nature en partie fictionnelle et en tout cas littéraire de l’écriture de l’historiographie. La biographie, genre communément décrit comme hybride entre histoire et littérature (voir Michael Benton, Towards a Poetics of Literary Biography, Palgrave Macmillan, 2015) se distingue par une esthétique particulière. Elle est évaluée (par le public, par la critique et par les jurys des prix littéraires) d’après le double standard de la justesse des connaissances qu’elle contient, et de la qualité du style dans lequel elle les exprime. On attend d’un biographe, d’une part, qu’il administre la preuve de ce qu’il avance dans son texte et ses paratextes, et d’autre part qu’il le fasse en produisant un texte où le plaisir de lire doit satisfaire le désir de savoir : où quête scientifique et expérience esthétique se fécondent l’une l’autre. Les biographes les plus intéressants sont ceux pour qui l’écriture littéraire n’est pas un outil formel, c’est leur méthode même, le chemin qu’emprunte la pensée pour mieux connaître et faire connaître leur sujet. Certains sont fascinés par les métamorphoses successives de leur personnage, d’autres font d’incessantes incursions dans son avenir, gardant toujours sous les yeux la personnalité accomplie. De vérité scientifique en vérité littéraire, la biographie est un champ bien particulier, au carrefour des lettres et des sciences humaines, où un tournant significatif semble bien se produire. Le tournant biographique participe d’une reprise, d’une relance, d’une réorientation de l’écriture et de la lecture vers cette « vérité » toujours surprenante, dont nous voyons bien qu’elle est le texte dont nos vies sont faites. Les contributions pourront proposer des réflexions théoriques sur la notion de vérité en biographie, ou bien des études de cas, interrogeant par exemple les utilisations politiques de la biographie, visant à infléchir la « vérité » d’une personne telle que le public la perçoit ; considérations sur les méthodes d’investigation et de vérification des faits dans les recherches, analyses des stratégies littéraires, rhétoriques et discursives, d’administration de la preuve. Il pourrait s’agir aussi d’analyses des paratextes et de leur valeur vérificative (notes, avant-propos et postfaces, annexes documentaires, etc.), ou des images illustratives et de l’impact de la photographie. On attend également des considérations sur la biographie au cinéma et le rapport du film biographique (ou biopic) à la vérité historique. Dans le domaine des humanités numériques, on s’interrogera sur l’effet de vérité des notices biographiques et dictionnaires biographiques en ligne, et l’impact des outils numériques de recherche biographique. D’autres contributions encore étudieront la fictionnalisation comme méthode de construction investigatrice pour pallier les lacunes de la documentation. Les propositions, en français ou en anglais, comprenant un titre provisoire, un abstract de 100 mots et 5 mots-clés, sont à remettre avant le 1er février 2016 au Pr Yannick Gouchan yannick.gouchan@univ-amu.fr et au Pr Joanny Moulin joanny.moulin@univ-amu.fr.

Programme:

Programme_la_verite_d_une_vie_HD_3

 

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