"vers l'incalculable d'une autre pensée de la vie"

Month: February 2018

Carnet du séminaire: Yannick Gouchan, La jeune fille et la mort : la vie graphique d’Elizabeth Siddal, muse de la PRB

Carnet du séminaire “biographie”:

 

Yannick Gouchan – Aix Marseille Université, CAER, Aix-en-Provence, France

La jeune fille et la mort :
la vie graphique d’Elizabeth Siddal, muse de la PRB

(Marco Tagliapietra,  Elizabeth, 001 Edizioni, 2009.)

 

L’auteur du graphic novel : Marco Tagliapietra

Marco Tagliapietra est ce l’on nomme en italien un fumettista, c’est-à-dire un auteur de texte et de dessin pour la bande dessinée. De plus en plus apprécié et reconnu au niveau national, en Italie, il enseigne l’histoire de l’art à Burano et Portogruaro, près de Venise. Outre Elizabeth (paru en 2009), il a également publié le roman graphique La peste a Venezia (toujours chez 001 Edizioni en 2011), superbe volume en noir et blanc, consacré au début du XVIe siècle (l’histoire se situe en 1500 précisément), à Venise, lors d’une épidémie, au moment où s’imposent les grands peintres Giovanni Bellini et Giorgione. Marco Tagliapietra a récemment collaboré au graphic novel d’Alberto Toso Fei Orientalia. Mille e una notte a Venezia (publié chez Round Robin en 2017) dont il a assuré les illustrations. Cet ouvrage, situé dans la Venise autrichienne des années 1830, a été sélectionné pour candidater au prestigieux prix Strega (le “Goncourtˮ italien) en 2017, et les droits ont été achetés pour une adaptation cinématographique.

Le genre du graphic novel (le terme anglais a été repris en italien) a connu un développement considérable depuis une dizaine d’années et notamment en Italie où le marché éditorial – aussi bien celui des adolescents que celui des adultes – a su créer de véritables collections d’une grande qualité littéraire et graphique[1]. Par exemple, la collection « Biografie » de l’éditeur de bande dessinée Becco Giallo, propose une série remarquable d’ouvrages sur des personnages de l’histoire contemporaine italienne tels que les icônes de la lutte contre la mafia Paolo Borsellino et Peppino Impastato, Pier Paolo Pasolini, l’actrice Anna Magnani, le cycliste Fausto Coppi, l’auteur-compositeur Luigi Tenco, mais aussi, plus récemment Marco Polo, premier personnage non contemporain de la collection. On a même vu depuis 2014 des romans graphiques sélectionnés au Prix littéraire Strega, comme Unastoria de Gipi (alias Gianni Pacinotti (chez l’éditeur Coconino), et en 2017 l’album Orientalia d’Alberto Toso Fei et Marco Tagliapietra, déjà cité.

 

Elizabeth Siddal(l), alias Lizzie

Avant de procéder à une analyse du roman graphique Elizabeth, rappelons quelques données simples sur ce personnage clé de l’histoire du mouvement préraphaélite dont les divers témoignages et biographies ont véhiculé une image souvent inexacte, parfois trop proche de la légende. Tentons de croiser des informations simples et factuelles issues de la consultation de plusieurs ouvrages biographiques récents[2] : Elizabeth Eleonor Siddall (1829-1862) est la fille aînée d’une famille modeste qui vit à Hatton Garden, à Londres. Elle a une sœur, Lydia, et un frère, Henry. Le premier problème biographique réside dans la date de naissance, 1829, rétablie aujourd’hui par tous les biographes, alors qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe le filtre biographique “révisionnisteˮ apporté par le frère de Dante Gabriel Rossetti, William Michael, la faisait naître en 1834[3], et la rendait par conséquent plus âgée que Dante Gabriel, alors qu’elle est en réalité sa cadette de six ans. Le second problème biographique consiste à choisir la bonne orthographe pour son nom de famille. Ainsi Siddall est bien son nom officiel, mais Dante Gabriel Rossetti prendra l’habitude de la nommer par son nom avec un seul l (Siddal), et ainsi de suite pour une bonne partie de la postérité critique, tant et si bien que l’on trouve, dans les documents dont dispose le chercheur aujourd’hui, tantôt l’une tantôt l’autre des orthographes de son nom. Par exemple, on trouve « Siddall » dans l’essai de Tim Barringer, Reading the Pre-Raphaelites (Yale University Press, New Haven, 2012) ou dans le catalogue de l’exposition sur les Préraphaélites en 2014 à Turin, alors que la plupart des sites web adoptent la graphie « Siddal » et que l’une de ses meilleures biographes actuelles, Jan Marsh, choisit également la version avec un seul l, comme Marco Tagliapietra d’ailleurs. Voici une question biographique que personne n’a encore tranchée : doit-on conserver le nom de famille authentique, par égard à la véracité des origines parentales, ou bien utiliser le nom sous lequel elle est passée à la postérité en voulant indiquer elle-même son identité de femme artiste ? L’ironie pointe lorsqu’on procède à une recherche sur « Elizabeth Siddall », sur Google, et que le serveur corrige immédiatement par « Elizabeth Siddal », nom sous lequel figurent la plupart des ressources disponibles sur le personnage.

Alors qu’elle travaille comme modiste à Londres, chez Mme Tozer qui fabrique et vend des chapeaux, Elizabeth se fait remarquer par un jeune peintre, Walter Deverell qui la fait poser en Viola dans son tableau Twelfth Night (tiré de La nuit des rois, acte II, scène IV, de Shakespeare), en 1849, elle a 20 ans (l’épisode est présenté aux pages 17-19 du roman graphique de Tagliapietra). Puis elle est à nouveau sollicitée comme modèle par John Everett Millais qui prépare Ophelia, durant l’hiver 1851-1852, par William Holman Hunt et par Dante Gabriel Rossetti à partir de 1852, alors qu’il vit à Chatham Place, dans le quartier de Blackfriars. C’est là qu’Elizabeth deviendra d’abord la modèle et l’élève, puis l’amante de Rossetti, après avoir définitivement quitté la boutique où elle travaillait et difficilement convaincu ses parents de devenir artiste. À partir de 1855 Ruskin achète ses œuvres et devient son protecteur. Après une longue relation amoureuse de presque une décennie, elle épouse Rossetti le 23 mai 1860, effectue son voyage de noces en France et tombe enceinte. Le 2 mai 1861 elle met au monde un enfant mort-né et entre dans une période de dépression post-natale qui la rendra de plus en plus dépendante des opiacées, et notamment du laudanum. Le 11 février 1862 elle est retrouvée morte par Rossetti qui rentre à leur domicile, l’enquête conclura à une overdose accidentelle de laudanum. Elle avait 32 ans. Mais un nouveau problème biographique se présente : est-elle morte d’une overdose volontaire ou non ? Autrement dit, s’est-elle suicidée ? La légende sur sa tanathographie a été entretenue par deux éléments désormais entrés dans le mythe biographique de Rossetti. Le premier est l’épisode – attesté – durant lequel le peintre dépose dans le cercueil de son épouse, lors des funérailles, le carnet de poèmes qu’il a composés, avant de se rétracter, le 28 septembre 1869, lors d’une exhumation devant témoins où il fait ouvrir le cercueil afin de récupérer ledit carnet. Le second élément important dans la légende thanatographique est l’élaboration du tableau Beata Beatrix, mêlant des allusions personnelles à une vision dantesque de la femme adorée. Tagliapietra a utilisé l’épisode authentique du carnet et de l’exhumation dans son ouvrage (page 97 et 106-107) ainsi que l’ébauche du tableau représentant Elizabeth morte (page 96).

Elizabeth, devenue Lizzie pour ses proches, ne fut pas que la première muse et icône des Préraphaélites, elle fut une artiste. Autodidacte, c’est Rossetti qui la formera au dessin et à l’aquarelle, de manière intermittente, à savoir plus comme un amant dévoué que comme le maître qui entendrait développer un talent. Le fait que Lizzie n’ait jamais pu travailler dans un véritable atelier personnel montre que, malgré les encouragements, elle ne put trouver les conditions matérielles suffisantes pour une carrière artistique[4]. Cependant le corpus des œuvres graphiques d’Elizabeth Siddal, même s’il reste quantitativement réduit, mérite dignement d’avoir une place au sein des artistes britanniques de la moitié du XIXe siècle, tant par sa qualité picturale que par les références culturelles et littéraires qu’il véhicule, au point que certaines aquarelles témoignent d’une modernité étonnante pour l’époque[5]. En effet, le dessin n’était pas considéré comme une activité de dilettante mais comme un véritable art illustratif moderne, en relation étroite avec la culture littéraire et poétique de l’époque victorienne qui cherchait son inspiration dans l’art médiéval[6].

Parmi ce corpus de dessins et d’aquarelles, en partie reproduit ou bien réutilisé par le graphiste Tagliapietra, on signalera les scènes inspirés d’œuvres de la littérature ou du patrimoine folklorique britannique, par exemple Pippa Passes (1854), d’après Browning,  Sir Patrick Spens (1856), d’après une ballade écossaise ou The Lady of Shalott (1853), d’après Tennyson, thème par ailleurs récurrent chez les artistes victoriens. À ce propos, la version que donne Elizabeth Siddal de la dame de Shalott est assez différente de celle qu’en proposera William Holman Hunt en 1886, ce qui confirme le talent original d’Elizabeth qui a su capter une figure féminine dans un moment de contrôle ultime de son destin, avant la folie et le chaos qu’engendre la malédiction du miroir brisé, dans le tableau de Hunt et dans la plupart des représentations picturales de l’époque.

De plus, Lizzie écrivit des poèmes, longtemps restés à l’état de manuscrit, et publiés par William Michael Rossetti entre 1898 et 1900. Le rôle du frère de Dante Gabriel dans la publication et la diffusion des poèmes de Lizzie fait l’objet, précisément, des deux dernières planches du roman graphique de Tagliapietra (pages 115-116). Cependant, alors que dans l’ouvrage italien, à la page 40, Dante Gabriel et son frère examinent avec intérêt un dessin de Lizzie (Lovers listening to Egyptian Girls playing Music, 1854), l’on constate, dans les ouvrages qu’il a consacrés à l’histoire du mouvement préraphaélite, que William Michael avait en réalité exprimé un jugement globalement dévalorisant à l’égard des dessins d’Elizabeth Siddal[7]. Quoi qu’il en soit c’est bien lui, le frère de Dante Gabriel, qui sera l’un des premiers artisans de la réception de la biographie et de l’œuvre de Lizzie. Il écrira à son propos : « I think she is well entitled to something in the nature of express biographic record. Her life was short, and her performances restricted in both quantity and development; but they were far from undeserving of notice, even apart from that relation which she bore to Dante Rossetti, and in a very minor degree to other leaders in the “Pre-raphaelite” movement[8] ».

Étude du roman graphique de Tagliapietra

Le premier élément qui frappe le lecteur qui consulte l’ouvrage est la richesse du paratexte auctorial, en commençant par la couverture, bien évidemment dessinée par Tagliapietra. Le dessinateur se double du biographe en réunissant plusieurs éléments clé de l’existence de son personnage. La couleur utilisée pour la couverture et la quatrième de couverture tranche avec le reste du roman graphique, noir et blanc, en arborant un beau rouge bordeaux pour l’eau du bain dans lequel se trouve Lizzie et pour les fleurs de pavot dans un vase. On aura deviné que la scène retenue pour illustrer la couverture est la séance de pose chez Millais, pour Ophelia, et précisément le moment où Lizzie s’évanouit de froid en contractant une pneumonie. On distingue la baignoire, remplie d’eau rouge sang, à ses pieds les bougies consumées (que Millais, absorbé par son travail, avait oublié d’entretenir), des fleurs de pavot rouge, un ironique flacon de laudanum portant l’étiquette « Drink me » et un verre à moitié rempli. Il s’agit d’une iconographie qui résume deux aspects de la biographie d’Elizabeth au cœur de l’œuvre de Tagliapietra, la muse emblématique et dévouée des peintres, et l’addiction fatale aux opiacées.

Le paratexte préliminaire comprend également une épigraphe tirée des Rime de Dante Alighieri (poème LXXII, « Un dì si venne a me Malinconia »), sur le thème de la mort de la dame aimée avec l’évocation des allégories de la Mélancolie, de la Douleur et de la Colère. À l’autre bout de l’ouvrage l’auteur propose un riche matériel paratextuel – peut-être un peu trop lourd, car il comprend une vingtaine de pages face aux 116 planches du roman graphique proprement dit – dans lequel il explique sa fascination pour le personnage, depuis 2006, lors d’un séjour en Angleterre, et fournit de nombreuses informations sur Lizzie, les Préraphaélites, leurs lieux, etc., ce qui atteste d’une documentation poussée et détaillée avant d’avoir entrepris le livre.

En ce qui concerne le graphisme, l’auteur a choisi le noir et blanc présent dans des gravures du XIXe siècle, notamment dans les eaux fortes de l’époque victorienne, dans les illustrations du magazine Punch et dans les illustrations d’Arthur Rackham, qu’il revendique comme source d’inspiration[9]. Toutefois, au-delà de l’inspiration victorienne, le graphiste puise également dans l’iconographie de la bande dessinée et en particulier celle de la collection américaine Creepy, spécialisée dans l’horreur entre les années 1964-1983, traduite et diffusée en Italie dans les années 1970 sous le titre Le spiacevoli notti dello zio Tibia. L’auteur explique que le choix du noir et blanc lui est venu face à l’impossibilité matérielle d’obtenir un fond violet, comme dans les photographies d’époque. Nous reviendrons sur cette connotation contemporaine dark apportée à l’évocation de la vie d’Elizabeth.

Le récit proprement dit compte 116 planches. Ses bornes chronologiques vont au-delà de la disparition du personnage, de la naissance d’Elizabeth, le 25 juillet 1829, jusqu’à la mort de Dante Gabriel Rossetti, en 1882, avec un épilogue où interviennent le frère et la sœur de Dante Gabriel, sur sa tombe en 1890, dans le Kent, où Rossetti avait vécu dans la célèbre Red House avec William Morris et son épouse. Il s’agit cependant d’un épisode fictif, revendiqué par l’auteur.

Nous savons que l’intérêt d’un ouvrage de type biographique – que ce soit une biographie chronologique factuelle, partielle ou romancée – réside autant dans la nature des informations qu’il apporte sur la vie complexe d’un personnage que dans les choix de mise en forme effectués par son auteur. Dans le cas d’Elizabeth on pourrait parler d’un récit biographique intimement lié à un compte à rebours qui s’enclenche dès la naissance du biographié. Le récit débute en effet par la mort et la naissance en même temps (p. 1-3), avant de parcourir des étapes chronologiques précises qui placent l’existence du personnage sous les auspices d’un sursis narratif correspondant au nombre d’années qui lui restent à vivre durant un destin funeste. C’est une allégorie classique de la Mort qui détermine d’emblée la structure du récit biographique et les choix purement graphiques, ce qui apporte une connotation plutôt mélodramatique à l’histoire qui nuit, selon nous, à la validité du matériel biographique. À cause d’une perspective narrative de type téléologique trop appuyée, la vie de Lizzie semble uniquement justifiée en fonction de l’attente de sa mort programmée, dès sa naissance, en plus du fait que son existence semble indissociable de celle de Rossetti. Malgré l’illusion – rappelons-nous les réserves de Bourdieu, justement, en 1986 – d’un télos qui présiderait au récit de la vie d’Elizabeth, Tagliapietra inscrit son personnage dans une trajectoire existentielle particulière : ce n’est pas une biofiction[10] mais un roman biographique et graphique dont la documentation, authentique et abondante, est accompagnée d’une mise en intrigue artistique fortement marquée par des références issues d’un imaginaire dark parfois excessif. Par exemple la carte de tarot tirée par Lizzie représentant la Mort (p. 41), ou bien le détournement macabre de l’Annonciation de Rossetti, Ecce ancilla domini ! (1849-1850), dans laquelle l’Archange est la Mort elle-même, tandis que Lizzie, modèle du tableau, devient Lizzie dans sa vraie vie, à la fois enceinte de Dante Gabriel et hantée par la mort (p. 75). L’extrapolation onirique et macabre permet de sortir, à certains moments, de la biographie factuelle, par ailleurs fortement majoritaire dans l’ouvrage. Ainsi, la longue scène de la pose pour Ophelia de Millais et ses conséquences (planches des pages 50 à 55), d’où est tirée la couverture du roman graphique, obéit aux modalités narratives classiques en repassant les étapes de la perte de connaissance, de la maladie, de la réaction du père de Lizzie, furieux car elle a attrapé une pneumonie, de la visite du docteur, de la visite et le baiser de Dante Gabriel, puis de la naissance de l’amour. L’opération de sélection du matériau biographique à des fins narratives et graphiques a ainsi conduit Tagliapietra à privilégier les scènes marquantes de l’ascension de Lizzie comme modèle de la Pre-Raphaelite Brotherhood, les scènes cruciales de sa relation avec Rossetti et les moments tragiques de sa vie, au détriment d’autres épisodes de la vie du couple (par exemple on ne trouve aucune mention des voyages effectués avec Rossetti à Hastings ou à Nice), ou d’épisodes révélateurs pour saisir l’importance de sa carrière artistique (l’activité d’illustratrice, l’aide apportée par Ruskin, la participation à l’exposition préraphaélite londonienne de 1857 à Fitzroy Square).

Les choix de focale narrative du roman graphique de Tagliapietra proposent une biographie de Lizzie restituée par plusieurs solutions d’écriture. En premier lieu la présence discursive et iconographique d’un narrateur externe, l’allégorie de la Mort, suivant l’iconographie classique d’un grand squelette, en partie inspiré, semble-t-il, par un tableau d’Egon Schiele, La jeune fille et la mort (Tod und Mädchen, 1915), par exemple aux pages 2 et 99. Ce narrateur allégorique établit le décompte des années qui restent à vivre par le biais d’un récitatif (par exemple p. 68). En second lieu on trouve la première personne de Lizzie, dans les phylactères, puis des formes de récitatif à la troisième personne qui correspondent à la longue lettre du frère de Dante Gabriel, William Michael, envoyée à Christina, leur sœur, au sujet de l’état mental de leur frère après la mort de Lizzie (à partir de la page 100). De l’aveu de l’auteur, qui s’explique dans les documents de postface, il s’agirait d’un expédient narratif pour résumer les dernières années de la vie de Dante Gabriel, mais qu’en est-il de la biographie de Lizzie, interrompue une bonne quinzaine de pages auparavant en faveur des hallucinations et des tourments de Rossetti, face à l’insuccès de ses poèmes, des éléments biographiquement vérifiables mais hors sujet ? Ainsi la voix de Dante Gabriel Rossetti, à la première personne, occupe une place non négligeable dans l’économie du récit (par exemple p. 32), à la fois dans les phylactères où il intervient et dans les (trop longs) récitatifs où il raconte à Lizzie, à partir de la page 23 et durant six planches, l’histoire de la naissance de la Confraternité par un procédé d’analepse. Rossetti évoque tout à tour la première exposition du groupe, en mars 1849 (avec son tableau The Girlhood of Mary Virgin), le détail de l’inscription PRB sur un meuble en bois dans le tableau Isabella de Millais, le succès du groupe avec la revue The Germ. Il s’agit d’un excursus sans doute utile pour le lecteur qui connaît mal le contexte artistique qui vit naître la PRB, mais sa portée didactique finit par faire passer Lizzie, l’interlocutrice silencieuse et admirative, au second plan. Par exemple lorsque Dante Gabriel fait une analyse du tableau de Ford Madox Brown, Jesus Washing Peter’s Feet, et qu’il se rappelle de la discussion entre les jeunes peintres désireux de renouveler l’iconographie de leur temps (p. 30), ce qui est sans aucun rapport avec la biographie de Lizzie, alors qu’on aurait voulu en savoir plus sur le début de sa passion pour le dessin.

Rossetti n’est-il pas en fin de compte le véritable protagoniste du graphic novel de Tagliapietra ? Le fait d’avoir consacré les deux dernières planches du roman à sa tombe, visitée par son frère et sa sœur, à Birchinton on Sea, et d’avoir dessiné l’inscription sur la pierre tombale (p. 115, où l’on découvre que son véritable prénom est, dans l’ordre, Gabriel Charles Dante), avant de retranscrire un poème de Lizzie, dans la dernière vignette (p. 116) confirment le point de vue masculin et rossettien sur la biographie de la jeune femme. On en veut pour preuve le nombre des planches consacrées à sa rencontre avec le jeune Edward Burne-Jones, puis avec la fiancée de William Morris, Jane Burden (p. 62) qui deviendra elle aussi sa modèle de prédilection et sa maîtresse, et dont l’évocation dans la biographie de Lizzie semble justifiée pour comprendre les crises de jalousie de cette dernière (la scène est évoquée à partir de la p. 65). Si d’un point de vue biographique la jalousie et la dépression de Lizzie sont respectivement et partiellement causées par les infidélités de son amant et la perte de son bébé, l’économie narrative fait la part belle à la relation entre Rossetti et Jane Burden, à la compassion de ce dernier face au désarroi de Lizzie, ce qui le pousse à la demander en mariage, alors qu’en même temps il demande à Jane de se laisser courtiser par William Morris, qu’elle finira par épouser.

L’époque victorienne n’était guère propice à l’émancipation des femmes artistes en dehors de la sphère masculine (Lizzie aurait-elle jamais dessiné sans l’aide de Rossetti et de Ruskin ?), ainsi la reconnaissance de l’œuvre d’Elizabeth Siddal n’interviendra-t-elle que tardivement, grâce aux efforts de William Michael Rossetti. Dans la dernière planche du roman, il se trouve sur la tombe de son frère, avec Christina, et s’exprime en disant : « […] la gente deve conoscere Lizzie anche come un’artista, poeta e pittrice, non solo come modella di nostro fratello e degli altri preraffaelliti » (p. 115). A-t-il jamais prononcé ses paroles ? Ce qui est certain c’est que l’ombre de l’existence de Dante Gabriel Rossetti pèse sur la biographie de Lizzie et que le livre de Tagliapietra nous le répète sans cesse, au point qu’il finit par devenir une biographie de leur relation plus qu’une biographie de Lizzie. Prenons l’exemple de l’évocation de la grossesse de l’épouse. Elle est décrite suivant un parallélisme avec la grossesse de Jane Morris (p. 76-77), enceinte de William Morris bien que maîtresse de Dante Gabriel, jusqu’à la scène fictive de l’accouchement simultané (en réalité Jane accouche le 1 janvier 1861 et Lizzie le 1 mai 1861). Les modalités du récit biographique accentuent l’idée d’une biographie funeste car l’enfant bien portant des époux Morris est mis en parallèle, à l’image, avec l’enfant mort-né de Lizzie, ce qui déclenche les prises régulières de laudanum et le sentiment d’abandon, alors que la temporalité biographique aurait exigé un rythme plus lent.

 

La démarche du biographe-dessinateur

Marco Tagliapietra a puisé dans un matériel abondant et précis qu’il prend soin d’énumérer dans son paratexte, en postface. Par exemple les phylactères des pages 37 à 39 reprennent fidèlement le texte de l’article que Ruskin avait fait paraître dans le Times en 1851, pour défendre les jeunes Préraphaélites. Mais on trouve aussi des extraits des lettres de Dante Gabriel à son frère, puis à sa mère (pour lui annoncer la demande en mariage pour Lizzie), ainsi que la rubrique nécrologique du Daily Mail, parue le 14 février 1862, annonçant la mort d’Elizabeth et portant la mention « overdose de laudanum », ce qui permit de nier officiellement toute idée de suicide et de garantir des funérailles religieuses. À ce propos, une erreur authentique s’était glissée dans le quotidien britannique qui faisait mourir la jeune femme à 29 ans, au lieu de 32 ans en réalité, d’où la fonction biographique corrective de l’ouvrage de Tagliapietra qui rétablit, a posteriori, l’âge véritable de Lizzie dans la rubrique insérée à la page 96. Une autre intention biographique corrective – “révisionnisteˮ, cette fois – concerne la dernière vignette qui retranscrit le manuscrit d’un poème de Lizzie, intitulé True Love[11], signé des initiales « EES », c’est-à-dire les initiales des deux prénoms et du nom de jeune fille, au lieu de « EER », le nom d’épouse, comme cela est le cas dans le manuscrit original du poème. Dans ce cas l’auteur biographe a falsifié la réalité pour redonner à son personnage la pleine dignité de son nom. Dans la postface (non paginée) l’auteur déclare qu’il a voulu « amalgamare documento e fantasia », c’est-à-dire associer ce qui relève des recherches documentaires biographiques sur Lizzie avec son imagination de graphiste, de ce fait il se voit plus comme un biographe dessinateur que comme romancier biographe.

Dans une recherche d’effets de réel, pour inscrire le récit de la vie de Lizzie dans une époque et un milieu bien précis, l’auteur indique clairement et fréquemment des éléments référentiels tels que les noms de rue de Londres, les lieux et les dates en didascalie, il prend soin de dessiner avec justesse les costumes, de placer les objets et les éléments de décoration typiques de la seconde moitié du XIXe siècle, tout en les mêlant parfois à des moments d’extrapolation onirique. Prenons comme exemple la scène de la rêverie dans laquelle Lizzie se voit en Alice carrollienne avant la lettre[12] (p. 83), ou bien la scène où Lizzie parle avec une fleur géante (précisément un pavot !), et surtout la scène de l’agonie de Lizzie. Cette dernière, sans paroles, repose uniquement sur une série d’images, suivant un rythme lent, constitué de vignettes verticales de petite dimension juxtaposées (p. 88-89). La jeune femme est dans son bain, elle se perd dans l’eau, comme Ophélie, puis plonge dans un imaginaire très fortement carrollien (avec la présence du squelette du lapin, jadis rêvé lorsqu’elle était enfant), puis finit par prendre le laudanum, avant de s’évanouir sur son lit à 7h10 du matin, heure attestée du décès, le 11 février 1862. Nul ne sait vraiment comment s’est déroulée la mort de Lizzie, car les informations que les biographies nous offrent reposent aussi bien sur les témoignages des proches que sur les compte rendus du médecin.

Par-delà les nombreux effets de réel, recherchés pour authentifier le récit, et les extrapolations graphiques issues d’un imaginaire supposé chez Lizzie Siddal, le travail de Tagliapietra a aussi consisté à reconstituer un richissime réseau d’intertextualité et d’inter-iconicité qui contribue à la qualité indéniable de son ouvrage.

La première source intertextuelle du couple Siddal/Rossetti est bien évidemment l’œuvre de Dante Alighieri, dont on connaît bien la passion que lui a vouée le peintre anglais. L’ouvrage graphique établit, à l’image aussi bien que dans le texte, l’analogie entre Dante/Beatrice et Dante Gabriel/Lizzie, lors de leur première rencontre (p. 21), renforcée graphiquement par la transcription du rêve de Rossetti qui s’imagine habillé en costume médiéval dans peau du poète toscan. Outre une Rima de Dante en épigraphe, déjà mentionnée plus haut, on trouve également une scène de lecture du Paradis en famille, chez les Rossetti (p. 24). Mais c’est la lecture de la Vita Nuova par D. G. Rossetti (p. 38) qui coïncide avec sa vocation pour l’aquarelle, un véritable tournant dans sa carrière picturale. En effet il s’attèlera à une grande série d’illustrations tirées des œuvres de Dante (p. 55) et à une traduction en anglais de la Vita Nuova[13]. Enfin, l’inscription sur la porte de l’Enfer dantesque accueille Rossetti après sa mort, à la planche 112, mêlée à une iconographie symboliste macabre d’où émerge l’une des versions de Die Toteninsel d’Arnold Böcklin, la célèbre Île des Morts peinte entre 1880-1886 (p. 113).

Après Dante Alighieri, c’est Lewis Carroll qui domine dans les références littéraires. L’univers d’Alice’s Adventures in Wonderland (le lapin blanc, le terrier, le monde souterrain) est utilisé à deux reprises, de manière anachronique, comme on l’a vu, pour évoquer l’enfance et la mort de Lizzie, qui se voit en double d’Alice Liddell (p. 4). Cette référence n’est toutefois pas un caprice de la licence que l’auteur s’est accordée. En effet, n’oublions pas que Carroll –  Charles Lutwidge Dodgson – fut lui-même, entre autres, le photographe de la famille Rossetti, de certains Préraphaélites et de Lizzie Siddal, dans les années 1850-1860.

L’inter-iconicité parsème de nombreuses planches où Tagliapietra cite explicitement, dans une vignette ou bien dans sa propre manière de dessiner, la scène de plusieurs tableaux représentatifs de la Confrérie préraphaélite, tels que Our English Coasts de Hunt (p. 4), Christ in the House of his Parents de Millais (p. 36), The Scapegoat de Hunt parti en Terre Sainte (p. 58), en plus des tableaux pour lesquels Lizzie posa en tant que modèle (Twelfth Night de Deverell, Ophelia de Millais, Ecce ancilla domini ! de Rossetti, les images de Beatrice dans les illustrations de Dante). Indépendamment de l’histoire de l’art anglais ou occidental, Marco Tagliapietra a également puisé dans les ressources graphiques de la tradition italienne de la bande dessinée, chez Toppi, Mari, Battaglia, Sclavi (créateur du personnage de Dylan Dog) à Milazzo (créateur du personnage de Ken Parker).

La riche documentation et le graphisme élégant fournissent un cadre dense pour constituer un ouvrage de type biographique qui, au bout du compte, nous informe peut-être plus sur la manière dont Elizabeth Siddal fut perçue par les protagonistes de la PRB que sur sa vie d’artiste. On apprécie toutefois quelques moments où l’auteur tente de sonder une intériorité et une vérité du personnage, par exemple lors de l’évocation des premières règles de Lizzie (p. 9) au moment où sa mère donne naissance à un frère, Henry, ou bien lors de la scène du scandale familial provoqué par la nouvelle de son départ de la boutique Tozer pour aller poser en tant que modèle (p. 15), dans laquelle sa mère voit ce choix comme une malédiction, tandis que son père finit par lui donner son autorisation.

Lizzie, longtemps considérée exclusivement comme muse et modèle de la PRB, puis comme compagne et épouse du chef de file des Préraphaélites, apparaît désormais comme une femme complexe et une artiste prématurément disparue. Le roman graphique de Tagliapietra ne va cependant pas assez loin dans l’exploration du personnage de Lizzie car il reste trop proche de la biographie du couple et accorde sans doute trop d’importance – en termes d’espace narratif et graphique – à Dante Gabriel, comme on l’a souligné. Un dessin de Rossetti (daté de 1853, aujourd’hui exposé au Birmingham Museum and Art Gallery) résume à lui seul la portée ambiguë de tout travail sur la vie et l’œuvre d’Elizabeth Siddal, imbriquée dans celle de son mentor au point que le titre de ce dessin, The Artist sitting to Elizabeth Siddal, prend une double connotation : d’une part il suggère que l’artiste en question est bien Rossetti, devenu le modèle pour l’occasion mais qu’il demeure bien l’auteur du dessin, d’autre part il confirme que c’est bien son maître en beaux-arts et son amant qui représente Lizzie, en train de dessiner et posant en même temps comme modèle, et non pas comme une “autre artisteˮ considérée comme un pair, tant et si bien que l’historien d’art Tim Barringer a parlé d’un véritable dilemme au sujet du personnage de Lizzie « as one who, even while making representation herself, is represented by men[14] ». Malgré de rares autoportraits, la plupart des représentations de Lizzie, non costumée pour une scène historique ou pour incarner un personnage de la littérature ou des légendes, sont de la main de Dante Gabriel[15].

La biographie d’Elizabeth entre mythe et transposition contemporaine

Le roman graphique de Tagliapietra s’inscrit dans un ensemble d’ouvrages consacrés à la (re)découverte du personnage de Lizzie, depuis le début du XXe siècle. Un état des lieux bibliographiques indique que cette redécouverte biographique commença dans les années 30 avec le livre de Violet Hunt, The Wife of Rossetti, her Life and Death (E.P. Dutton & CO., États-Unis, 1932), dont le titre suffit à comprendre la très modeste place de sulbalterne que tenait la jeune femme dans l’histoire de l’art anglais, tout en ignorant l’artiste en faveur des épisodes entrés dans la légende Siddal, et notamment les circonstances de sa mort et de son exhumation.

Il faudra attendra une première thèse de doctorat allemande en 1972, par Eleonore Reichert, intitulée Elizabeth Eleanor Siddal : Leben und Werk einer viktorianischen Malerin, Universität Giessen), où l’on trouve enfin une mention de son statut d’artiste (« malerin »), puis une seconde thèse, publiée en France, par Isabelle Williams-Zarka (intitulée Deux femmes préraphaélites : Elizabeth Siddal et Georgiana Burne-Jones : réalité sociale et dépendance artistique au sein du mouvement préraphaélite, Villeneuve dAscq, Presses Universitaires du Septentrion, 1997) pour voir le personnage et l’œuvre accéder au rang d’objet digne d’intérêt pour la recherche universitaire. Puis, dans le contexte général du revival préraphaélite, de la fin des années soixante aux années 80, dans le monde anglo-saxon[16], on voit apparaître des biographies – écrites par des femmes – dont l’intention est de redonner à la figure de Siddal la place et l’autonomie qu’elle mérite. Citons notamment les ouvrages fondamentaux de Jan Marsh (The Legend of Elizabeth Siddal, Quartet Books, London, 1989 ainsi que le catalogue de l’exposition monographique de Sheffield, en 1991) et de Lucinda Hawksley (Lizzie Siddal: Face of the Pre-Raphaelites, Walker & Co., New York, 2006 et Lizzie Siddal: The Tragedy of a Pre-Raphaelite Supermodel, André Deutsch, London, 2004, puis édition poche en 2014).

La création d’un site web dédié à Lizzie Siddal (http://lizziesiddal.com/portal/) a permis de rassembler une grande quantité de documents tels que le corpus de nombreux dessins et aquarelles, des poèmes, des lettres, des témoignages de contemporains, des contributions critiques et l’actualité des publications. Le personnage est très vite devenu mythique pour les amateurs du préraphaélisme, de la poésie et de l’iconographie victoriennes.

Le mythe biographique de Lizzie Siddal, à l’époque contemporaine, est régulièrement entretenu par deux formes de connotation, le dark et le féminisme.

D’une part, on a assisté à une récupération gothic du préraphaélisme, comme en témoigne par exemple l’article de Luca Beatrice dans le catalogue de la grande exposition de 2014, à Turin. Cet article est intitulé « Gothland : l’enigma preraffaellita tra musica, moda, cinema e arte[17] », ce qui pose un problème de représentation, car l’imaginaire des peintres avant-gardistes victoriens est associé, par esprit d’actualisation moderniste, à l’univers de la culture new wave dans les années 1980 et dark dans les années 90. Le gothique n’a, à notre avis, qu’un lointain rapport avec l’iconographie des tableaux de Millais, Rossetti et Hunt, à moins qu’il ne s’agisse de prendre en considération le mode de vie exalté des jeunes peintres préraphaélites, considérés comme des anomalies artistiques à leur début face aux règles académiques en vigueur. Il s’agirait donc de faire des Préraphaélites – et par voie de conséquence Lizzie Siddal – de nouveaux romantiques, comme le suggère le titre de la série de la BBC (Desperate Romantics) dont nous parlerons plus loin. De plus, on trouve aujourd’hui sur le web un site “gothiqueˮ qui propose justement une recension d’Elizabeth de Tagliapietra[18] en qualifiant Lizzie de « muse malade », ce qui fait pencher de manière accentuée le curseur de sa biographie vers le “côté obscurˮ – que l’on nous pardonne l’expression –, à savoir l’addiction au laudanum et la dépression qui la poussent vers la mort, en oubliant au passage la dimension solaire de ses débuts, lorsqu’elle décide avec conviction de poser et de dessiner. On trouve même un roman de Fiona Mountain, inspirée par Lizzie, Pale as the Dead (2002), livre d’inspiration gothique, qui fut traduit en italien avec le titre La bambina che amava la morte (2005), ce qui ne fait que renforcer l’image que Tagliapietra a voulu insuffler dans son roman graphique, notamment par la présence récurrente de l’allégorie funeste et le compte à rebours existentiel. Dans le contexte contemporain qui privilégie une vision obscure de l’existence de Lizzie il s’agit, selon nous, d’une forme de sur-connotation macabre dans le graphic novel de Tagliapietra. La biographie devient tanathographie par anticipation, dès le début, avec la récurrence du sang (en couleur sur la couverture, puis en noir et blanc dans l’album), notamment lors des accouchements (le moment de la naissance du personnage est représenté avec un réalisme saisissant (par exemple p. 8). La scène fantastique d’horreur qui montre Lizzie revenant sous la forme de spectre, pour dévorer les yeux de Dante Gabriel accablé par le chagrin après l’avoir perdue (p. 102), fonctionne visuellement à partir d’un gros plan sur des dents de vampire, probablement inspirées d’Edgar Alla Poe, dans ses nouvelles The Premature Burial et Berenice, selon la postface de l’auteur. En effet, après la mort de Lizzie courut une légende selon laquelle elle se serait transformée en vampire. Cette légende a très certainement été colportée d’après le témoignage de Dante Gabriel lui-même qui affirmait voir le spectre de Lizzie lui apparaître la nuit. Si l’on place Lizzie dans une vision biographique obscure, on en fait une victime de l’ambition et de l’infidélité de Rossetti et l’on minore par conséquent tout ce qu’elle a pu représenter sur le plan artistique.

D’autre part, il existe aussi une lecture féministe de la biographie du personnage. Pour les gender studies, depuis la fin du XXe siècle, elle est presque devenue une icône du féminisme en pleine époque victorienne[19], certains vont même, de manière anachronique, jusqu’à en faire la première top model de l’histoire, car son image a servi à concevoir plusieurs œuvres capitales de la Confrérie, et par là même sa silhouette gracile, sa longue chevelure rousse et les traits fins de son visage – peu conformes aux canons féminins victoriens – sont désormais entrés dans l’iconographie emblématique d’une époque dont sa biographie semblerait résumer les tourments et les excès : « [una] ragazza del popolo intelligente, ribelle e sensuale, prima top model bellissima e dannata, capace di stare ore in una vasca che sta gelando per simulare l’annegamento di Ofelia nel famoso quadro di John Everett Millais, di intrecciare relazioni con i compagni d’arte del marito Rossetti, fino alla morte prematura, per overdose di laudano[20] ».

On terminera par les arts du spectacle qui, eux aussi, ont récupéré le personnage depuis une quarantaine d’années. Ainsi une pièce de théâtre, Lizzie Siddal, fut mise en scène entre novembre et décembre 2013, à l’Arcola Theatre de Londres[21]. Dans le cinéma on rencontre Lizzie une première fois en 1967 dans le film Dante’s Inferno. The Private Life of Dante Gabriel Rossetti, Poet and Painter, de Ken Russell, où Lizzie est interprétée par Judith Paris et Rossetti par Oliver Reed. Le titre du film montre qu’il s’agit surtout d’un biopic sur Rossetti, mais Lizzie y joue un rôle primordial. Quelques années après, la BBC produit un téléfilm, The Love School, en 1975, réalisé par Piers Haggard, John Glenister et Robert Knights, dans lequel Lizzie est interprétée par Patricia Quinn et Rossetti par le jeune Ben Kingsley. Mais c’est surtout la série produite par la BBC en 2009, Desperate Romantics, écrite par Peter Bowker et réalisée par Paul Gay et Diarmuid Lawrence, en 6 épisodes, qui permet de saisir le contexte artistique et sentimental dans lequel Lizzie, interprétée par Amy Manson, passe d’une vie paisible de modiste à l’agitation et à l’effervescence des premières années de la PRB. Tous les grands épisodes de sa vie sont évoqués, à tout le moins à partir du moment où Walter Deverell la remarque dans la boutique Tozer, jusqu’à la scène de l’exhumation par Rossetti, interprété par Aidan Turner.

 

Le personnage d’Elizabeth Siddal a donné lieu, dans l’œuvre de Marco Tagliapietra, à une forme de biographie verbale et iconique qui comporte, certes, quelques éléments de fiction, utiles à la mise en intrigue et à la connotation volontairement sombre de son destin, et quelques moments inutilement didactiques sur la naissance de la Confrérie, au détriment sans doute d’une vision plus fidèle de la progression de la jeune femme dans le domaine artistique. Les biographies et les œuvres à caractère biographique sur Lizzie oscillent entre la victimisation, en la considérant comme une créature ayant vécu dans l’ombre de Rossetti, et la difficile émancipation au sein de la « Sisterhood » préraphaélite[22], aux côtés de la sœur de Rossetti, la poétesse Christina, de Jane Morris, épouse de William, maîtresse et muse tardive des célèbres tableaux de Rossetti[23], et de Georgiana Burne-Jones, épouse du peintre Edward, elle aussi artiste. Le format du roman graphique italien, même s’il pose l’épineux problème de la subjectivité du dessinateur dans l’élaboration d’un « cursus ascensionnel[24] » du récit de vie, en l’occurrence “descendantˮ dans le cas d’Elizabeth, propose une représentation originale et inspirée de la vie d’un personnage emblématique.

 

Yannick Gouchan (Aix Marseille Université, CAER, Aix-en-Provence)

23/02/2018

Yannick Gouchan  est Professeur de littérature et civilisation italiennes contemporaines à Aix Marseille Université. / Yannick Gouchan is Professor of contemporary Italian literature and Italian studies at Aix Marseille Université.

 

Bibliographie succincte :

  • Barringer Tim, Reading the Pre-Raphaelites, Yale University Press, New Haven, 2012.
  • Cherry Deborah and Pollock Griselda, « Woman as Sign in Pre-Raphaelite Literature : A Study of the Representation of Elizabeth Siddall », Art History, vol. 7, n. 2, June 1984.
  • Cruise Colin, Pre-Raphaelite Drawing, catalogue de l’exposition, Manchester, Museum and Art Gallery, Thames and Hudson Ltd,
  • Hawksley Lucinda, Lizzie Siddal: The Tragedy of a Pre-Raphaelite Supermodel, André Deutsch, London, 2004, puis édition de poche en 2014.
  • Hawksley Lucinda, Lizzie Siddal: Face of the Pre-Raphaelites, Walker & Co., New York, 2006.
  • Hunt Violet, The Wife of Rossetti, her Life and Death, E.P. Dutton & CO., États-Unis, 1932.
  • Lemaire Gérard Georges, Les Préraphaélites, entre l’enfer et le ciel. Une anthologie, Christian Bourgois, Paris, 1989.
  • Marsh Jan, The Legend of Elizabeth Siddal, Quartet Books, London, 1989.
  • Marsh Jan, Elizabeth Siddal, Pre-Raphaelite Artist, 1829-62, catalogue de l’exposition à Sheffield (Ruskin Gallery) en 1991.
  • Reichert Eleonore, ElizabethEleanor Siddal : Leben und Werk einer viktorianischen Malerin, Universität Giessen, Allemagne, 1972 (thèse de doctorat).
  • Rodgers David, Dante Gabriel Rossetti, Phaidon Press, London, 1996.
  • Tagliapietra Marco, Elizabeth, 001 Edizioni, 2009.
  • Wanjek Eva (alias Martin Michael Driessen et Liesbeth Lagemaat), Lizzie, Neri Pozza, Milano, 2017 (édition originale en néerlandais, Wereldbibliotheek, Amsterdam, 2015).
  • Williams-Zarka Isabelle, Deux femmes préraphaélites: Elizabeth Siddal et Georgiana Burne-Jones : réalité sociale et dépendance artistique au sein du mouvement préraphaélite, Villeneuve dAscq, Presses Universitaires du Septentrion, 1997 (thèse de doctorat publiée).
  • Preraffaelliti : l’utopia della bellezza, catalogue de l’exposition au Palazzo Chiablese, Turin, Italie, 18 avril-13 juillet 2014, 24 Ore Cultura, 2014.
  • Site web dédié à Elizabeth Siddal : http://lizziesiddal.com/portal/

[1] On consultera sur la question du roman graphique italien l’essai d’Andrea Tosti, Graphic novel. Storia e teoria del romanzo a fumetti e del rapporto fra parola e immagine, Tunué, 2016, ainsi que le volume Tirature 2012. Graphic novel. L’età adulta del fumetto, a cura di Vittorio Spinazzola, Il Saggiatore, Mondadori, 2012.

[2] En premier lieu la notice Siddal, Elizabeth Eleanor (1829-1862) de l’Oxford Dictionary of National Biography, rédigée par V. Surtees en 2004.

[3] William Michael Rossetti, « Dante Rossetti and Elizabeth Siddal », The Burlington Magazine for Connoiseurs, The Savile Publishing Company, Limited, mai 1903 (disponible sur le site des archives Rossetti : http://www.rossettiarchive.org/docs/n1.b95.v1.n3.rad.html).

[4] Cf.  Colin Cruise, Pre-Raphaelite Drawing, catalogue de l’exposition, Manchester, Museum and Art Gallery, Thames and Hudson Ltd, 2011, p. 138.

[5] On pense à Lady Clare, 1854-1857, par exemple, pour la hardiesse de ses choix chromatiques et des lignes du dessin qui s’inspirent des vitraux médiévaux et des enluminures.

[6] Cf. à ce propos : Colin Cruise, Pre-Raphelite Drawing, catalogue de l’exposition, Manchester, Museum and Art Gallery, 2011, p. 136.

[7] Cf. William Michael Rossetti, Pre-Raphaelites Diaries and Letters, Gregg Publishing, London, 1900 et son article « Dante Rossetti and Elizabeth Siddal », publié dans The Burlington Magazine for Connoiseurs, The Savile Publishing Company, Limited, en mai 1903 (disponible sur le site des archives Rossetti : http://www.rossettiarchive.org/docs/n1.b95.v1.n3.rad.html).

[8] William Michael Rossetti, « Dante Rossetti and Elizabeth Siddal », The Burlington Magazine for Connoiseurs, op. cit., p. 273.

[9] Cf. la recension du roman graphique sur le site http://www.ubcfumetti.com/italia/?22527 publié le 4 janvier 2011 (consulté le 8 janvier 2018).

[10] Deux exemples de biofiction sur Lizzie Siddal : Rita Cameron, Ophelia’s Muse, Kensington, 2015, et plus récemment, en italien, Eva Wanjek (pseudonyme de Martin Michael Driessen et Liesbeth Lagemaat), Lizzie, Neri Pozza, Milano, 2017 (édition originale en néerlandais, Wereldbibliotheek, Amsterdam, 2015). Pour ce dernier exemple, le paratexte utilise les formules « roman historique » (dos de quatrième de couverture)  et « fantaisie littéraire » (p. 491, dans l’édition italienne de 2017).

[11] Cf. le texte du poème en ligne sur http://lizziesiddal.com/portal/true-love/

[12] Il s’agit d’un anachronisme volontaire puisque Alice’s Adventures in Wonderland est publié en 1865, c’est-à-dire trois ans après la mort de Lizzie.

[13] Version bilingue publiée en 1908, chez Chatto and Windus, London, avec les illustrations de Rossetti, en ligne sur https://archive.org/details/dantesvitanuovat00dantuoft. Aujourd’hui le volume est disponible chez l’éditeur Crescent Moon Publishing, 2017.

[14] Tim Barringer, Reading the Pre-Raphaelites, Yale University Press, New Haven, 2012, p. 153.

[15] Cf. quelques exemples sur le site http://lizziesiddal.com/portal/a-few-images-of-elizabeth-siddal/ . Lizzie fut tour à tour Viola et Ophélie (Shakespeare), Béatrice et Francesca (Dante), une héroïne de la quête du Graal et de la légende de Saint Georges, Sainte Catherine, et l’image sublimée par-delà le temps humain du poème The Blessed Damozel de Rossetti, Sancta Lilias (1874), peint douze années après la mort de Lizzie à partir des séances de poses d’une autre modèle, Alexa Wilding (cf. la notice du tableau à la Tate de Londres, http://www.tate.org.uk/art/artworks/rossetti-sancta-lilias-n02440).

[16] On pense aux grandes rétrospectives organisées en Angleterre : Brown en 1964, Millais en 1967, Hunt en 1969, Rossetti en 1973, Burne-Jones en 1975 et la grande exposition du groupe Préraphaélite en 1984 à la Tate. Une exposition monographique fut consacrée à Siddal en 1991 à Sheffield. Puis de nouvelles rétrospectives en série à partir de la fin des années 1990, jusqu’au grand tour des chefs-d’œuvre de la Tate aux États-Unis, au Japon, en Russie, puis en Italie entre 2012 et 2014.

[17] Luca Beatrice, « Gothland : l’enigma preraffaellita tra musica, moda, cinema e arte » in Preraffaelliti : l’utopia della bellezza, catalogue de l’exposition au Palazzo Chiablese, Turin, Italie, 18 avril-13 juillet 2014, 24 Ore Cultura, 2014, notamment les pages 52-53.

[18] http://www.gothicnetwork.org/articoli/marco-tagliapietra-racconta-elizabeth-siddal-musa-malata-di-rossetti

[19] Par exemple ce jugement de Walter Troielli, sur le site italien de bande dessinée https://www.lospaziobianco.it/elizabeth/ où il propose une recension d’Elizabeth de Tagliapietra : « Elizabeth Siddal è stata anche un’antesignana delle lotte femministe e un simbolo della donna che paga e porta il peso della prepotenza maschile, icona del femminile che tenta di emanciparsi dal ruolo secondario che fa da contraltare alla luminosa gloria del suo compagno maschile. » (13/02/2010).

[20] Elena Romanello, http://www.gothicnetwork.org/articoli/marco-tagliapietra-racconta-elizabeth-siddal-musa-malata-di-rossetti (17/11/2010).

[21] La pièce Lizzie Siddal est écrite par Jeremy Green et mise en scène par Lotte Wakeham, puis fut publiée sous forme de livre en 2014. La comédienne Emma West interprète Lizzie et Tom Bateman interprète Rossetti.

[22] Cf. Jan Marsh, Pre-Raphaelite Sisterhood, Quartet Books, London, 1995.

[23] À partir de 1868 avec The Blue Silk dress et de 1874, avec Proserpine.

[24] L’expression, appliquée au récit de la biographie, est empruntée à François Rosset, « La biographie à l’épreuve de l’écriture », La vie et l’œuvre, Université de Lausanne, 2008, p. 9-26, p. 13.

Yannick Gouchan – La jeune fille et la mort: la vie graphique d’Elizabeth Siddal, 23.02.18

Séminaire “Biographie”

 

The Biography Society Seminar welcomes / prochaine séance du séminaire “biographie”:

 

Yannick Gouchan    
(Aix Marseille Univ, CAER, Aix-en-Provence, France)

La jeune fille et la mort :

la vie graphique d’Elizabeth Siddal, muse de la PRB

(Elizabeth de Marco Tagliapietra).

 

 

Vendredi 23 février 2018
Maison de la Recherche, Aix Marseille Université, Campus Schuman, Aix-en-Provence.
à 14h, salle 2.44

 

Yannick Gouchan  est Professeur de littérature et civilisation italiennes contemporaines à Aix Marseille Université. / Yannick Gouchan is Professor of contemporary Italian literature and Italian studies at Aix Marseille Université.

Antoine CAPET: Churchill, le dictionnaire

Antoine CAPET
Churchill, le dictionnaire
Paris: Tempus/Perrin, 2019
Préface de Randolph Churchill
Avant-propos de François Kersaudy

S’il existe de nombreux livres – essais et biographies – s’intéressant à l’emblématique Winston Churchill, aucun volume rassemblant le maximum de données sur cette figure de proue aux multiples facettes n’avait jusqu’alors été publié. C’est précisément l’ambition de ce dictionnaire. Au moyen de courts chapitres et notices,  Antoine Capet offre une synthèse complète de tous les faits qui ont marqué la vie, publique et privée, de Churchill. Puisant aux meilleures sources, chaque notice permet aux lecteurs de s’informer rapidement sur tel ou tel événement de son exceptionnelle carrière militaire, politique et littéraire, sur ses liens d’amitié ou d’hostilité vis-à-vis de ses compatriotes et des autres décideurs qu’il a connus de près, sur sa difficile vie familiale en dehors de son bonheur conjugal, ou encore sur ses goûts et loisirs d’homme privé. Cet ouvrage aide à mieux cerner la vie et l’œuvre d’un être exceptionnel, avec ses multiples contradictions, ses vertigineuses faiblesses, ses dons étincelants et ses éclairs de génie.

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