Yannick Gouchan
Le Jeune Karl Marx de Raoul Peck
Recension de film

Le film du réalisateur haïtien Raoul Peck est sorti sur les écrans français le 27 septembre 2017. Il avait été présenté en sélection officielle à la 67e Berlinale, hors compétition. Il s’agit d’une co-production allemande, française et belge, avec un scénario de Raoul Peck et Pascal Bonitzer. Le film en version originale est en trois langues, allemand, français et anglais, en fonction des lieux où se trouvent les protagonistes.

Travailler pour l’humanité, tel était le titre d’un scénario italien, signé par Silvia D’Amico et Rafael Guzman, qui devait aboutir à une biographie cinématographique de Marx, après la tentative d’Eisenstein d’adapter le Capital. Le rêve inachevé de Roberto Rossellini de réaliser ce film trouve enfin un accomplissement derrière la caméra d’un réalisateur haïtien, partagé entre le Congo où il a vécu et Berlin où il s’est formé, remarqué en 2016 avec I’m Not Your Negro sur la lutte pour les droits civiques, à travers la figure de James Baldwin.

Ce qui semble s’annoncer comme un biopic historique centré sur une des icônes, adorée ou décriée selon les époques et les aires idéologiques, de la pensée économique, politique et de la philosophie, entre la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe, constitue un exemple de démarche biographique sélective et ciblée, avec l’intention de dépoussiérer et de rendre actuelle – mais n’est-ce pas déjà une forme de simplification réductrice ? – l’image d’un personnage et de sa pensée. À commencer par un Marx qui porte une barbe brune de quelques centimètres seulement.

Le film de Peck consiste également à proposer deux biographies en même temps car, parallèlement au parcours de Marx, c’est l’éveil politique et l’engagement de Friedrich Engels qui constitue l’autre pôle. Entre la Rhénanie conservatrice des années 1840, le Paris des exilés et des socialistes proudhoniens, la Manchester parvenue à un premier apogée de sa puissance industrielle et de l’exploitation de la classe ouvrière qui en assure la survie, le Londres de la Ligue des Justes et la Bruxelles servant de refuge aux intellectuels bannis de France, c’est véritablement une effervescence, ponctuelle mais décisive, qui est analysée avec précision. La biographie n’élude en aucune façon les débats – longuement filmés – sur l’action à mener ni les dissensions au sein des partisans d’une même cause dont les moyens d’intervention pourtant finissent par diverger (par exemple la rupture avec Wilhelm Weitling). Un long-métrage de moins de deux heures ne peut affronter convenablement la complexité des confrontations entre Marx et ses contemporains, mais le film ne se contente pas de l’effleurer pour autant, il en restitue une version à la fois didactique et documentée, que certains jugeront sans doute caricaturale. Tout comme les images du générique de fin, maladroitement juxtaposées, avec pour intention de démontrer la postérité des idées de Marx dans un monde soumis à l’économie libérale. On passe alors de la biographie au mythe, mal digéré en voulant l’adapter à notre monde. À ce propos on a parlé, un peu trop sévèrement à notre avis, du « louable didactisme de cet europudding», dans les colonnes de Libération, le 27 septembre 2017.

L’acteur allemand August Diehl campe avec conviction un Karl Marx âgé de vingt-six ans au début du film, loin de l’image officielle de commandeur barbu représentée à l’envi, sur le point de s’exiler à Paris après que la police a tenté plusieurs fois de censurer le Rheinishe Zeitung à Cologne, dont il était rédacteur. Dans la capitale française où il réside avec son épouse – la sœur du futur ministre réactionnaire de Westphalie, Jenny von Westphalen, héritière d’une dynastie d’aristocrates, interprétée à l’écran par Vicky Krieps – Marx fait la rencontre de Engels, interprété par Stefan Konarske. Leur amitié et la complémentarité de leur collaboration intellectuelle constitue le cœur du film, peut-être même le vrai sujet du biopic.

Biographie intense et inspirée de la jeunesse d’un homme célèbre que l’histoire et ses représentations populaires et idéologiques ont partiellement dénaturé, mais également biographie d’un jeune héritier du monde capitaliste industriel britannique qui renie les valeurs de sa caste jusqu’à vivre avec une ancienne ouvrière de son père (Lizzie Burns, interprétée par Hannah Steele), le film est encore et surtout la biographie d’une pensée qui s’élabore difficilement durant cinq années cruciales qui aboutiront à la rédaction du “Manifeste du Parti Communisteˮ en 1847, à Londres, quelques mois avant l’effervescence européenne du Printemps des peuples, entre 1848 et 1849. Le Marx biographé à l’image n’est donc pas – encore – l’auteur du Capital, ni l’homme statufié sur les places des villes d’Europe de l’Est, mais un homme jeune convaincu de pouvoir et de devoir dépasser les idées anarchistes de Proudhon (interprété par un Olivier Gourmet soucieux de garder la distance nécessaire avec ce bouillonnant journaliste et philosophe allemand), tout en utilisant le relai de la Ligue des Justes qu’il contribue à réformer. Le parcours européen du jeune Karl Marx donne matière à une œuvre biographique qui oscille entre les données historiques fondamentales (par exemple l’attentat perpétré contre Frédéric-Guillaume IV de Prusse et l’article que Marx rédige immédiatement après, ce qui provoque, de manière concomitante, son expulsion de la France), les références circonstanciées à la culture de l’époque (on croise Proudhon, Wilhelm Weitling, Mikhaïl Bakounine, personnages volontairement minorés dans le scénario, et même Gustave Courbet dans son atelier) et les détails d’une micro-histoire domestique dont on saisit progressivement toute l’importance. En effet, la vie conjugale et la naissance de deux enfants, dans le film (alors que le couple aura sept enfants en tout, dont quatre mourront avant l’âge adulte), dans des conditions économiques précaires d’exilés, apportent une authenticité au récit et permet de ce fait d’échapper à une biographie intellectuelle stricte (ou pire, une biographie politique) qui aurait oublié que Marx était aussi un époux et un père de famille, avant de révolutionner les sciences économiques. La part fictionnelle, soutenue par des détails dont l’intention serait de garantir la “véritéˮ d’une vie, entretient l’attention du spectateur et fait office de “liantˮ en quelque sorte entre les grandes scènes de débat, de rédaction de textes, de confrontation d’idées et d’action militante. Ainsi, par exemple, les discussions privées entre époux, les responsabilités du père de famille, les nuits blanches parisiennes des deux amis, leur récupération le lendemain et le bol de soupe au petit déjeuner nourrissent-ils efficacement le récit.

Le segment chronologique correspondant aux quelques années qui séparent le départ de l’Allemagne (1843 et la collaboration parisienne aux Annales franco-allemandes) et la Révolution de 1848 fournit une matière suffisamment riche pour construire une belle biographie cinématographique dont un des enjeux réside dans la (re)découverte d’un Marx journaliste engagé, par le prisme de la genèse de sa pensée économique et politique, sans oublier le portrait complémentaire d’Engels qui entre dans sa vie en 1844. L’iconographie marxienne véhiculée depuis plus d’un siècle s’en trouve salutairement nuancée, grâce à une démarche qui prend soin de scruter de l’intérieur la nouveauté que pouvait constituer les idées d’émancipation du jeune Karl Marx, au sein d’une époque marquée par les combats contre un nouvel esclavage moderne du système industriel capitaliste. Le film de Peck n’est pas un exposé sur les débuts de la pensée marxiste – n’oublions pas qu’il s’agit de cinéma, pas d’un colloque d’historiens ou d’un congrès politique – mais la biographie d’un homme européen qui a pleinement incarné l’esprit de 1848.

Si Marx apparaît désormais, aussi, comme un jeune journaliste partagé entre la fougue émerveillée d’une pensée révolutionnaire en devenir, l’amitié nécessaire et sincère avec un aristocrate anglais d’origine allemande converti au communisme, et le quotidien d’une famille contrainte à se déplacer après chaque expulsion, n’est-ce pas en somme une intention biographique réussie, destinée non pas tant à réhabiliter une idéologie, largement dévoyée par ses thuriféraires, qu’à montrer la pertinence d’un discours et d’une attitude par le récit d’une vie, même sur quelques années ?